Le lendemain, Gontran se leva plus tôt que d’habitude.

Il avait mal dormi. Des images étranges avaient troublé son sommeil, des bribes de choses qu’il ne comprenait pas, des gens qu’il n’avait jamais vus dansèrent dans son crâne tout au long de la nuit. Des images sales, sombres. Un corps inerte. Des personnes habillées de noir... Il ne se souvenait jamais de ses rêves, mais là, ça restait accroché à sa cervelle, même après le lever, des pensées bizarres, inconfortables. Il but son lait plus rapidement qu’à l’accoutumée, et se rendit directement dans le jardin. Ce qu’il y découvrit le jeta à terre. Il n’osait l’envisager, et pourtant, ça s'était produit à nouveau : le trou avait encore disparu. Tout était normal, la pelouse ondulait doucement dans la brise du petit matin, comme si rien ni personne ne l’avait foulée depuis un bail !
C’était à devenir dingue ! Gontran pris sa tête dans ses mains. Il ne voulait y croire. Cette fois, la théorie du rêve ne tenait plus, ou alors c’est maintenant qu’il rêvait, et ça virait au cauchemar ! Qui avait décidé de briser ainsi sa volonté ? Quelle magie diabolique s’amusait à le tourmenter ?! Il resta un moment comme ça, agenouillé, la tête dans les mains, jusqu’à ce que le meuglement de Lucette le ramène à la réalité. Ah, oui. Le lait.


En trayant sa vache, il essayait de se remémorer les images absurdes de la nuit. Tout ça avait un rapport avec la disparition du trou, c’était sûr. Tout allait bien, tout se déroulait comme à l’accoutumée, depuis si longtemps que Gontran était incapable d’imaginer que ce put avoir été autrement. Et puis, cette envie étrange de creuser une mare, et puis, les images effrayantes de son cauchemar... Tout cela ne s’était jamais passé, avant, ces deux faits remarquables se déroulant au même moment, ils étaient forcément liés !
A moins que... Et si... Et si Gontran était possédé par quelque force obscure, et, somnambule, allait lui-même reboucher le trou pendant la nuit ? Après tout, pourquoi pas ? Une possession démoniaque, voilà qui expliquerait les visions nocturnes ! Oui, voilà, c’était sûrement ça !
Gontran alla ranger son lait, en mis une partie en bouteille et alla sur son perron attendre Perrine. Il avait raté Thierry, mais ce n’était pas très grave. Moins grave, en tout cas, que d’être possédé durant la nuit par un esprit malin ! Cette idée, même si soulevant de sacrées questions, le rassurait malgré tout : il préférait être face à un problème identifié, que face à des questions sans réponse. Mais quand même, ces images... un corps. Un corps jeune, sans vie, barbouillé de sang...


Perrine apparut au bout du chemin. Elle avançait tranquillement, en dandinant légèrement des hanches. Sereine, souriante, loin de toute préoccupation négative, elle s’approcha du portail en arborant son habituel sourire. Un sourire stupide.

“ Bonjour le Gontran. Il fait vraiment très beau aujourd’hui ! 
- Et oui, comme chaque jour, la Perrine”, répondit Gontran, un peu trop mécaniquement.
Elle le regarda, son sourire crétin toujours plaqué sur le visage. Elle ne pouvait pas enchaîner sur la réplique suivante, tant que Gontran n’avait pas terminé la sienne. Il réalisa soudain à quel point cette conversation quotidienne était futile et artificielle. Qu’est-ce qui lui arrivait ? Il ne s’était jamais fait ce genre de réflexion avant !
Perrine ouvrit la bouche, la referma. Toujours en souriant. De toute évidence, elle ne savait pas comment se comporter. Gontran décida d’abréger ses souffrances.
“Alors, qu’apportes-tu donc au marché ce matin ?” Dit-il sur un ton dans lequel perçait un agacement certain.
“ Deux beaux pains. Je ne devrais sans doute pas te le dire, mais j’ai vu Charlotte l’institutrice entrer chez le Maire, hier soir. Je ne veux pas être médisante, mais...
- TA GUEULE PERRINE ! TU ME FAIS CHIER, PERRINE !! J’EN N’AI RIEN A FOUTRE QUE LE MAIRE TRINGLE L’INSTIT’ ! JE-M'EN-BRANLE !!!”
La boulangère resta bloquée, la bouche ouverte, dans l’exacte expression gourmande qu’elle arborait en se laissant aller à son commérage quotidien. Gontran, après avoir hurlé sa dernière réplique, plaqua ses mains sur sa bouche et fit quelques pas en arrière, effrayé par sa propre réaction. Il regardait la boulangère qui n’avait toujours pas bougé, et trouva qu’elle avait l’air... vide. Factice. Elle souriait toujours, tenant son panier avec ses deux pains de merde, et Gontran se surprit à la haïr, profondément. Ainsi paralysée, elle ressemblait à un... un mannequin dans une vitrine. Une coque vide. Un... robot.

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Un robot ? Qu’est-ce que c’est ?! Gontran n’était pas censé connaître ce mot, cette notion ! Ça ne faisait pas partie de son univers ! Et pourtant...
Suant et tremblant, Gontran ne se reconnut pas lui-même. Il fallait qu’il se reprenne immédiatement ! Son monde était sur le point de basculer définitivement, dramatiquement, il le sentait. Il jeta sa bouteille de lait dans le panier de Perrine, toujours immobile, toujours son horrible sourire plaqué sur son visage, et rentra précipitamment dans sa maison. Qu’est-ce qui lui avais pris ?! Cette histoire de trou était en train de le rendre maboule ! Il s’assit par terre et regarda avec effarement son environnement, si familier. Sa table. Sa chaise. Son lit. Son seau. Tout cela lui parut subitement faux. Comme si quelqu’un d’autre que lui les avait disposés là. Il s’assit par terre, le dos contre sa porte, et, hébété, sonda ses souvenirs. Quand est-ce qu’il s’était installé dans cette maison ? Quand l’avait-il achetée ? Avait-il le moindre souvenir dans lequel il n’était pas encore un vieux menuisier, fabriquant ses planches et trayant sa vache ?


Non.


Il n’en avait aucun. Sauf peut-être... sauf peut-être ces images dérangeantes qui, pour la première fois, s’était imposées dans son esprit la nuit précédente. Quelque chose était en train de changer en lui, d’y grandir. Était-il vraiment possédé ? Était-ce ça que ressentaient les personnes sous une influence démoniaque ??
Toujours adossé à sa porte, il réfléchissait à tout cela depuis un certain temps quand une voix familière lui parvint à travers le battant :
“A demain, le Gontran, porte-toi bien !”.
Perrine avait donc réussi à se débloquer. Elle était sans doute en train de s’éloigner sur le chemin en direction de la place du village, comme chaque jour. Son comportement laissait une forte angoisse chez Gontran. Le rouage était clairement grippé, la mélodie, pleine de fausses notes. Comme si un instrument, en retard, avait joué sa partie à un moment totalement inadéquat, et que la totalité du morceau s’en trouvait bouleversé, faux, inaudible...
Pris d’une impulsion subite, Gontran se rua dans le jardin. Il s’acharna sur sa terre comme jamais, ahanant, râlant, tout en décollant de grosses mottes argileuses du sol. Il ne voulait plus être prisonnier d’une réalité factice, qui lui apparaissait soudain comme une prison. Une prison ! C'est ça. Son quotidien qu’il aimait tant, si harmonieux, n’était en fait qu’un carcan, un univers illusoire, créé de toute pièces par quelque Dieu malfaisant ! Il lui fallait en avoir le cœur net : cette fois, il ne quitterait pas son trou. Il y resterait, toute la nuit s’il le fallait, mais il comprendrait peut-être enfin ce qui lui arrivait !


A 17 heures, il faillit lâcher sa pelle pour recevoir la livraison de Patrick, mais il se ravisa. Foutu pour foutu... Il avait clairement sauté du train en marche, c’était pas pour tenter d’y remonter. Peu de temps après, il perçut le son de deux chevaux s’arrêtant devant chez lui, mais il choisit de ne pas s’en soucier non plus. Qu’ils se démerdent ! La boite était en évidence, la direction vers le village également. Finalement, qu'il soit là ou pas, ça ne changeait pas grand-chose pour ces aventuriers, hein ! 


Vers 22 heures, épuisé, douloureux, il s’arrêta enfin de creuser. Son trou était plus profond qu’il ne l’avait jamais été. Creuser ainsi lui avait apporté une forme de sérénité, l’énergie consacrée à ce travail avait enfermé son angoisse du matin dans une gangue de calme. L’heure de vérité approchait. D’habitude, à ce moment-là, il dormait depuis longtemps. Il s’assit dans l’herbe, à côté du chantier, et réfléchit. Plusieurs aspects de sa vie lui apparaissaient maintenant curieusement peu crédibles. Il ne se nourrissait que du lait de sa vache, et pourtant, il ne tombait pas malade, il n’avait pas de carences alimentaires, et il y puisait toute l’énergie dont il avait besoin. Sa vache, d’ailleurs, ne paissait pas. Elle vivait dans son étable, toujours prête à donner son lait. Mais au fait, pour qu’une vache donne du lait, il ne fallait pas qu’elle ait des veaux ? C’est comme si Lucette avait été... conçue par des gens qui n’y connaitraient rien en vaches...


Le puzzle se constituait lentement dans sa tête. Il était stupéfait de n’avoir jamais pensé à tout cela avant. Il se sentait comme Adam ayant croqué dans la pomme du savoir, se condamnant ainsi aux affres qui accompagnaient toute prise de conscience. Il commençait à entrevoir la nature du monde duquel il faisait partie, et cela lui faisait peur. L’emprise qu’il tentait d’avoir sur son environnement était vouée à l’échec, car celui-ci avait été créé par des forces supérieures, mais pas pour lui. Il en faisait partie, comme les arbres, comme les maisons, comme ses voisins, mais il n’était qu’un décor. Tout cela existait seulement et uniquement... pour les aventuriers, il en avait désormais la conviction...


A minuit, alors qu’il dodelinait de la tête sous les assauts du sommeil, un événement bref vint confirmer tous ses soupçons : le trou disparut d’un coup, comme ça, pouf. Ainsi, c’était vrai. Il n’avait pas la moindre prise sur son environnement et agissait comme “on” avait prévu qu’il agisse, il faisait partie du décor et n’avait pas, en réalité, d’existence propre. Et pourtant, il avait une conscience, il avait la capacité de se poser toutes ces questions. Pourquoi ? Incapable de répondre à cette ultime interrogation, il s’endormit dans l’herbe, au pied de la fenêtre de son atelier.
Son sommeil fut agité, comme il pouvait s’y attendre. Les images étaient de retour, plus précises, plus incisives. Une enfilade de portes, dans un couloir mal éclairé. L’une d’elles s’ouvre, laissant apparaitre le visage blafard d’une jeune personne, un casque à micro sur les oreilles. De la violence, un déchaînement de violence. Un couteau. Du sang. Des lumières, rouges, bleues. Des hommes armés qui crient fort. Une petite pièce très sale, très triste. Une autre pièce, vaste, pleine de personnes... Un casque, parsemé d’une multitude de câbles.
Gontran ouvrit les yeux, percuté par la révélation. Un cadenas mental venait de voler en éclat. Il se souvenait.


Il ne s’était jamais appelé Gontran, mais Fabien Lepriseul. 
Il avait 45 ans, il était célibataire et en surpoids. Il avait une hygiène de vie déplorable et une calvitie précoce. Il vivait dans un minuscule appartement dans la banlieue de Rennes, et passait le plus clair de son temps sur son ordinateur, à jouer à un jeu de rôle massivement multijoueurs, dans un univers médiéval. Mais il n’était pas très doué. Son personnage, une femme chevalier hyper sexy, enchaînait souvent les échecs. Il faisait partie d’une guilde, et avec d’autres joueurs, allait régulièrement faire des “donjons”, des séries de combats contre des créatures de plus en plus fortes, jusqu’au boss final. Tous les autres joueurs étaient des gamins, il était le seul adulte. Il l’entendait, à leur voix. Lui, ne communiquait pas du tout, il avait écrit aux autres membres de la guilde qu’il n’avait pas de micro, mais c’était faux. Il ne leur avait jamais avoué son âge, il aurait eu trop honte. Les autres se moquaient de lui régulièrement. C’est vrai qu’il était vraiment nul, et pourtant, il essayait ! Il aurait donné n’importe quoi pour avoir un niveau supérieur à tous ces petits cons, et pour one-shot un boss devant leurs yeux ébahis. 
L’un d’eux, en particulier, l’agaçait. Son personnage, un barbare bodybuildé, ne manquait jamais une occasion de l’humilier en public, en pointant ses erreurs de stratégie devant les autres. Jour après jour, son ressentiment envers "DarKiller95” grandissait. Lorsque celui-ci donna son contact snapshat aux autres membres de la guilde, Fabien mena une rapide enquête sur internet. Il s’appelait en réalité Dylan Gautier, adorait l’équipe de foot du Paris-Saint-Germain et le soda “Dr Pepper”. Il avait 15 ans, et vivait chez son père, un garagiste dépressif. Il séchait régulièrement le lycée. Fabien finit par dénicher son adresse, qui par chance se trouvait dans la même ville que lui. Il s’y rendit en journée, gonflé de haine, pour donner une bonne leçon à ce petit trou du cul, alors qu’il savait son père occupé à son garage. Il lui asséna 37 coups de couteau, il le sait, il les avait comptés. Prévenue par les voisins, la police était arrivée peu de temps après. Garde-à-vue, prison, procès. Fabien fut condamné à une nouvelle forme d’enfermement, chimique celui-ci, apparu en réponse à la surpopulation carcérale ; Son corps était arnaché à un fauteuil médicalisé, aux côtés de dizaines d’autres condamnés. Des tuyaux reliés à ses divers orifices faisaient le travail de nourrissage et de vidange, pour le maintenir en vie, et un casque recouvrait son visage, jusqu’à son nez. Sa condamnation, c’était de rester “enfermé”, à vie, dans un PNJ sans importance, au cœur même du jeu qui l’avait vu basculer dans sa folie meurtrière...