Mercredi.

Assise sur la lunette, à peine éveillée, j'essaye de me remémorer ce rêve dans lequel j'étais plongée il y a moins de cinq minutes. C'est fou comme on oublie vite, les rêves. Alors que les impressions sont toujours là, mais impossible de les verbaliser, ça m'échappe. Au moment de me retourner pour attraper le PQ, mon mouvement reste en suspens : je viens de remarquer un truc. L'affiche des Pink Floyd. Sur les bords, il y a quelque chose de bizarre... je reporte donc mon mouvement vers la punaise du coin en haut à gauche, je l'enlève, et là, je pousse un juron étouffé. La tache est carrément revenue, en force, et elle a super grandi, elle fait à présent toute la taille de l'affiche A4 !! Et elle est poilue et tout ! Je reste un moment à observer sa surface duveteuse. J'ai du mal à organiser mes idées. C'est fou quand même, cette matière ! De la barbe-à-papa. Du coton. Du nuage... ça a l'air doux. Du bout des doigts, tout doucement pour ne pas les écraser, je frôle les minuscules filaments blancs. Je ne les sens même pas, c'est comme s'ils n'existaient pas vraiment, comme s'ils étaient faits d'une substance impalpable, une sorte d'ectoplasme. Prise d'une impulsion soudaine, je saisis l'éponge au bord du lavabo et je frotte. Les filaments disparaissent immédiatement, et le frottement décolle aussi des petits bouts de peinture qui s'écrasent au sol. Et merde. Ça fait tout crado, là ! Je sens que le placo, en dessous, est devenu un peu mou. Bon. J'ai pas le temps pour ça, ce matin. J'appellerai l'agence tout à l'heure. En attendant, je remets le poster en place, je m'essuie, et reprends le cours de ma matinée. Trois minutes plus tard, en sirotant mon café, je pense complètement à autre chose, et, bien entendu, j'oublierai d'appeler l'agence…

 

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On est vendredi, j'ai invité Jade. On devrait réviser nos cours, mais au lieu de ça, on a prévu de se faire une LAN jusqu'à pas d'heures… Il se trouve que madame Jade est une joueuse invétérée et qu'elle adore les jeux de stratégie, comme moi ! Du coup, on va se faire une partie de Civilization VI en bouffant des sushis, chouette programme, non ? J'ai pris les Romains, elle, les Babyloniens. On culpabilise même pas : je crois qu'elle est autant passionnée par ses études que moi...

Alors que je m'apprête à installer ma troisième colonie, Jade m'interpelle depuis les toilettes :

- Dis donc, t'as une sacrée tache de moisi là hein !

- Ouais, je sais. Elle veut pas partir. Mais t'es pas censée la voir, j'ai mis un poster dessus !

- Y sert pas à grand chose ton poster...

Bruit de chasse d'eau, hop, elle est de retour et nous replongeons toutes deux dans nos tactiques militaires... Vers 3h du matin, vannées, on s'écroule sur le clic-clac en oubliant complètement de nous laver les dents.

 

Jade s'est levée avant moi. Il doit bien être 11h, on s'éveille doucement. Elle est partie aux toilettes, j'active la bouilloire.

- Oh putain !

- Quoi ?

- Euuuh... C'est normal que la tache de moisi, là, elle fasse le double d'hier ?! T'as un dégât des eaux dans le mur, c'est pas possible !

Je la rejoins, et je regarde, perplexe, le mur qui fait face aux toilettes. La tache a littéralement dévoré le tiers du mur. Elle s'insinue à présent derrière le lavabo, et elle touche le miroir qui le surplombe. Mon poster de Dark Side of The Moon semble tout petit à présent, et inutile, je le retire. Puis je caresse le mur pour tenter d'en évaluer le degré d'humidité. Mon mouvement détache une myriade de petits bouts de plâtre qui s'écrasent au sol. C'était bien la peine de tout repeindre, tiens !

- Bon, j'appelle l'agence.

- Ils ne te répondront pas, on est samedi, me rétorque Jade.

- Je me mets un post-it sur le bureau pour penser à le faire lundi, alors !

- Première chose à faire : appeler un plombier pour repérer et réparer la fuite. Ensuite... Tu as de l'essence de tea tree ?

- C'est quoi ça ?

- De l'huile essentielle ! C'est un antifongique. Tu peux en badigeonner ton mur, normalement ça devrait l'assainir.

- Ok ok, je ferai ça. Tu prends des corn flakes, ou tu veux que j'aille nous choper des pains au chocolat en bas ?

 

Lundi. Aujourd'hui, j'ai décidé de ne pas aller en cours. J'ai appelé l'agence qui m'envoie un plombier cet après-midi, et je suis allée chercher l'huile essentielle dans la pharmacie du coin de ma rue. Quand le plombier sera passé, et qu'il aura arrêté la fuite, je traiterai le mur. En attendant, je crois que je vais aller me recoucher : je me traîne une vieille migraine nauséeuse depuis le réveil, je sais pas pourquoi. Je dois avoir attrapé un virus à la con.

 

Quand la sonnerie retentit, j'émerge d'un coup. La vache, j'ai écrasé sec ! J'essuie le filet de bave qui me relie à mon oreiller et je me dirige, chancelante, vers la porte. Heureusement je m'étais endormie habillée, mais je dois avoir une drôle de tronche en ouvrant le battant. Le plombier, un grand type tout maigre, affiche un sourire goguenard. Je lui indique la salle de bain, puis je vais me faire un café. Bordel, j'ai toujours aussi mal à la tête ! Ça cogne là-dedans comme si une équipe de BTP avait entrepris des grands travaux dans mon crâne. J'avale un cachet de paracétamol en me grattant frénétiquement le bras gauche. C'est pas la grande forme.

Le type sort des toilettes après 10 minutes.

«  - C'est pas une fuite. La tuyauterie, elle passe pas dans ce mur, madame.

- Hein ? Mais euh, comment ça ?

- Ben, je vous montre, regardez, l'eau, elle passe là, vous voyez ? »

Il m'indique le pied du lavabo. « Et votre ballon d'eau chaude, il est derrière la douche. La tuyauterie elle fait ce trajet-là, puis elle part dans les niveaux inférieurs. Elle ne passe pas dans votre mur.

- Mais… d'où vient le moisi, alors ?

- Ça, je peux pas vous dire. On serait au rez-de-chaussée, je vous dirais c'est l'humidité du sol qui remonte dans la paroi, mais là, au cinquième… Peut-être que ça a un rapport avec vos voisins ? Peut-être qu'ils font un élevage de varans et qu'ils ont un terrarium tropical juste en-dessous de votre pièce d'eau ? »

Il a l'air satisfait de sa blague, mais ravale vite son ricanement devant mon expression mi-perplexe mi-agacée. « Ça peut pas venir d'une fuite dans la toiture ? » lui demandé-je. « Je ne pense pas, le plafond et le haut du mur comporteraient des dégradations, des coulures, mais ce n'est pas le cas » me répond-il en se dirigeant vers la porte d'entrée.

Bon. J'ai donc un mur moisi sans aucune raison. Après tout, le moisi, c'est pas si grave. On vit avec. On le mange, même, et on en fait des médicaments. Le moisi est notre ami, finalement. De toute façon, je suis trop fatiguée pour partir en guerre contre lui. Qu'est-ce que je suis fatiguée ! Pourquoi je me sens aussi molle ? J'ai clairement attrapé quelque chose. Une démangeaison suspecte me dévore le bras gauche, je tousse et peine à reprendre mon souffle, ça bourdonne sous mon crâne. Si ça se trouve, j'ai chopé le covid !… En traînant les pieds, je vais me remplir un bol avec de la soupe instantanée que je chauffe au micro-ondes, puis je retourne dans mon clic-clac et passe le reste de ma journée à comater en regardant des vidéos dont je ne comprends que la moitié.

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Ce matin, ça ne va pas vraiment mieux. Je me réveille avec la tête prise dans une chape de béton. Il faut que j'aille acheter un test, si j'ai le covid, alors il faut que je prévienne le plombier qui est passé hier ! Et Jade, et l'université. Pfff, quelle galère…

Après avoir avalé mon café, accompagné de deux dolipranes (le p'tit déj des champions !), j'enfile mon manteau, mets un masque, attrape mon sac puis je me rends à la pharmacie. Je vais en profiter pour parler à la pharmacienne de cette sensation de chatouillis dans le bras, elle aura peut-être une pommade à me recommander.

Dix minutes plus tard, je rentre dans l'appartement et sors l'autotest fraîchement acquis de son sachet. J'adore me fourrer des machins profondément dans le nez au réveil, c'est ma grande passion ! Une fois mes narines bien récurées, je vais me refaire un café en reniflant. Qu'est-ce que c'est désagréable, ce truc ! Cela dit, ma migraine s'est un peu calmée, je commence enfin à émerger. Pour fêter ça, un petit pipi (oui, bon, on a les joies qu'on peut hein). À peine installée sur la lunette, je pousse une exclamation de surprise : la tache a encore grandi, elle mange maintenant à peu près la moitié du mur ! Les petits champignons semblent en pleine forme, eux, leurs filaments se dressent fièrement dans toute leur multitude, couvrant certaines parties du mur d'une mousse blanche du plus bel effet. Prise d'une soudaine impulsion, je vais remplir une bassine avec de l'eau chaude, j'y verse de la javel et l'intégralité du flacon d'huile essentielle de tea tree. Armée d'une grosse éponge, j'entreprends de recouvrir entièrement la zone problématique avec mon mélange bactéri-fongicide. C'est pas des mini-champignons de merde qui vont faire la loi dans cet appart', foi de Célestine ! Et tant pis si ça ruine la peinture encore toute neuve…

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Une fois la corvée effectuée, à bout de souffle, je m'écroule dans mon pieu, emplie du sentiment satisfaisant d'avoir fait ce qu'il fallait, et je m'endors à peu près immédiatement, sans même penser à regarder le résultat de mon autotest.

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J'émerge péniblement du sommeil, réveillée par des coups sur ma porte. J'ai l'impression de m'extirper de sables mouvants, mentalement. C'est en traînant les pieds et avec des pensées confuses que j'ouvre le battant.

Jade se jette sur moi, toute en dynamisme et en fracas.

« - Célestine !! Tu vas bien ?? Pourquoi tu ne viens plus en cours, pourquoi tu réponds pas à ton téléphone ?? Je commençais à m'inquiéter sérieusement moi !»

Hein ? Holala, il y a beaucoup trop d'énergie dans cette personne, j'ai du mal à saisir de quoi elle parle, elle dit trop de mots trop vite, les trilles aigües de sa voix me vrillent la cervelle.

Pour toute réponse, je tourne les talons, laissant la porte ouverte, pour aller activer la bouilloire. Je sors deux tasses, y ajoute deux fois deux cuillères de café instantané, deux sucres, puis, pendant que l'eau chauffe, je me mets en quête de mon téléphone. Ah ! Il est là. Et en effet, sa batterie est vide. Je le rebranche, puis j'attrape le masque sur la table basse, l'enfile, et me tourne enfin vers Jade, qui est restée silencieuse pendant tout ce temps, apparemment estomaquée par mon absence de réponse…

« - Je suis pas venue à l'université parce que j'attendais le plombier, et puis chuis malade. J'ai le covid. » En disant cela, je me tourne vers l'autotest, pour constater immédiatement que celui-ci n'affiche que la barre de test. Je suis négative.

« Ah non tiens, en fait j'ai pas le covid. J'ai dû choper une grippe, une bronchite cheloue, un truc du genre » Ma phrase se finit dans une quinte de toux. « Mais t'inquiètes pas, dans deux jours ça sera terminé. Je reviendrai en classe en fin de semaine, quoi. 

- En fin de semaine ? Mais c'est déjà la fin de semaine !

- On n'est pas mardi ?

- Euh... Non, Célestine, on n'est pas mardi, on est vendredi !

- HEIN ?! 

Mon téléphone émet à ce moment quelques tintements, signe qu'il a suffisamment rechargé pour pouvoir se rallumer, et que j'ai reçu des messages sur mon répondeur. Bordel, j'ai dormi trois jours ?! Je regarde l'écran, évidemment, c'est ma mère qui a essayé de me joindre, à de nombreuses reprises. Je la rappellerai tout à l'heure. La tête me tourne, je me laisse tomber sur mon lit.

- Tu croyais vraiment qu'on était mardi ? Mais qu'est-ce que tu as fait toute cette semaine ?

- Euuuh... je... j'ai fait venir le plombier, j'ai traité le mur avec du fongicide, je suis allée à la pharmacie, j'ai fait le test, et... »

Ma phrase reste en suspens. C'est un trou noir, littéralement, qui a effacé ma semaine. Je réalise que je n'ai probablement rien avalé depuis... Ben depuis lundi soir, en fait. Je suis prise de tremblements.

- Je... je crois que j'ai rien mangé de toute la semaine » dis-je d'un air pitoyable, en regardant Jade d'un regard mouillé. Celle-ci pose enfin son sac, enlève son manteau, me touche le front et me dit, avec un air franchement désolé : « Ma pauvre, t'as besoin d'aide. T'as des trucs à manger ? Je te prépare un repas. »

Je lui indique un placard. Jade regarde ensuite dans le frigo, renifle le contenu de deux trois pots et flacons, et entreprend de faire chauffer de l'eau dans une casserole. Au bout de vingt minutes d'agitation aux fourneaux, elle me tend un bol rempli de riz thaï, surmonté d'un mélange de crème de coco et de beurre de cacahuète fondant. Ça sent hyper bon.

« C'est con que t'aies pas quelques légumes, c'est délicieux avec du brocoli ! Tu sais quoi ? Pendant que tu manges, je vais aller te faire des petites courses, t'as vraiment plus rien… Faut pas te laisser aller comme ça, ma belle ! Tu vas guérir, hein, et la guérison, ça passe par la bouffe ! À tout de suite ! »

Heureusement que je l'ai, celle-là. Ça fait du bien de se sentir prise en main. Dans le silence soudain de son absence, je mâchonne mon plat (Elle se débrouille hyper bien en cuisine, Jade, c'est vachement goûtu son truc !) en essayant d'organiser mes pensées. Qu'est-ce qui m'arrive ? J'ai déjà été malade un paquet de fois, comme tout le monde, mais je n'ai jamais eu de black-out de plusieurs jours, comme ça ! Faudrait peut-être que j'aille voir un médecin… Mais c'est compliqué, mon médecin de famille est à Angers, et je vais quand même pas y retourner pour une consultation ! Il va falloir que j'en trouve un nouveau, ici, et je sais déjà que ça va être la galère : Paris ou pas, tout docteur a sa patientèle et c'est connu qu'ils sont réticents à accueillir de nouvelles personnes dans leur planning… En réfléchissant à tout ça, je me gratte, j'ai toujours ces fichues démangeaisons, c'est pénible ! Hé mais c'est vrai, j'ai une pommade ! Je sors le tube d'Onctose que la pharmacienne m'a conseillé, et remonte ma manche. Merde ! Mon bras est recouvert de plaques. J'avais pas capté que c'était à ce point ! Ma peau, plus épaisse par endroits, affiche un panel de nuances colorées, allant du rougeâtre au violacé, tirant sur le gris. Là où j'ai le plus gratté, c'est carrément rouge carmin ! Qu'est-ce que c'est que ces conneries ?! Perdue, ne sachant pas trop comment réagir, je vide la moitié du tube sur mon bras et me met à le frotter frénétiquement. Putain, c'est pas vrai, c'est le pompon, me voilà avec une affection dermatologique en plus ?! À cet instant, mon souhait le plus cher serait de redevenir enfant, c'est trop bien quand tu es petit, quand t'as un souci que tu comprends pas trop, tu t'en remets aux adultes et puis voilà. Ma mère m'aurait amenée chez notre docteur, il m'aurait prescrit des sirops aux goûts artificiels et sucrés, elle m'aurait installée au lit avec des BD et des dessins animés, me chouchoutant, m'apportant des gâteries, et je n'aurais eu à me soucier de rien d'autre que du prochain DVD que j'allais glisser dans le lecteur… Elle et papa s'occuperaient de tout le reste. Les enfants ne se rendent pas compte de la chance qu'ils ont !

J'en suis là de mes réflexions quand trois coups retentissent contre ma porte d'entrée. Jade est de retour, les bras chargés de victuailles. Je lui dis merci, en essayant de mettre toute la reconnaissance du monde dans ce merci, pendant qu'elle dépose les produits dans ma micro-cuisine. Finalement, Jade, c'est un peu ma maman de remplacement : Elle est là pour me soutenir dans les pires moments, elle est ma lumière dans l'obscurité, elle est mon mât solide sur un navire pris dans la tempête... Mais Jade doit partir. Elle me laisse le numéro de son médecin sur un bout de papier et prend congé.

Je vais prendre une douche, ça m'aidera peut-être à faire passer cette sensation de démangeaison qui est en train de m'enflammer littéralement ? J'inspecte mon corps, bon, ça va, il n'y a que mon bras gauche qui a fait une réaction épidermique, ouf ! Et, au moins, je suis débarrassée du problème de moisissures dans ma salle de bain… En rentrant dans la pièce d'eau minuscule, je jette un œil au mur : il est à peu près propre. À peu près, parce que mon récurage au tea tree a clairement abîmé la peinture, qu'on voit encore des moirures légèrement rosâtres par endroits, qu'à d'autres la couche supérieure de placo semble fendillée, mais bon, je préfère ça à avoir une salle de bain toute moisie !

(à suivre)