J'ai vu le médecin. Pour mon état général, il n'a rien trouvé. Il pense que je fais une bronchite allergique, comme ceux qui ont le rhume des foins. Je ne suis vraiment pas convaincue : t'en connais beaucoup, toi, des gens qui font des black-out de plusieurs jours à cause d'une bronchite ?? Je respire toujours difficilement, certes, mais j'ai aussi des troubles au niveau de la mémoire, une fatigue énorme, des crampes dans tout le corps et la bouche toujours pâteuse. J'en ai eu plein, des bronchites, dans ma vie, ça fait pas ça ! Pour mon bras, il m'a fait une prescription pour aller voir un dermato. Peut-être qu'il trouvera quelque chose, lui.

Je me sens frustrée. C'est vexant de sentir qu'on a un truc qui va pas, et de constater que les professionnels de la santé sont complètement largués. Je ne suis même pas sûre qu'il a compris les symptômes que j'ai tenté de lui décrire, il pense que j'ai exagéré, je l'ai bien vu dans son regard. La malade imaginaire. Pour lui, j'ai juste les bronches encombrées, je vous prescris du doliprane mais n'en abusez pas hein ahaha, une claque sur les fesses et bonjour chez vous madame !

Baltringue...

Je rentre chez moi, puis appelle le dermato. Evidemment, il n'a pas de place avant deux mois et demi… D'ici là mon souci aura disparu, ou alors il se sera étendu à tout mon corps !

Ce coup de fil a achevé de me vider de mon énergie. Je devrais me mettre à mes traductions, mon parrain en a besoin pour la semaine prochaine, et j'ai plus un rond. Faudrait que je retourne en cours, aussi. Rien que l'idée de faire tout ça me donne des vertiges, et me semble aussi insurmontable que si on me demandait d'organiser une expédition pour escalader l'Everest à cloche-pieds…

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J'émerge.

Je ne sais plus quel jour on est.

J'ai hyper soif, et un goût d'humus dans la bouche. C'est écœurant. Je me lève avec difficulté. J'ai beaucoup sué cette nuit, je me sens collante. Dans ma tête il y a un bourdonnement continu, qui embrouille totalement mes pensées. Des accouphènes, maintenant ? Je me dirige vers ma douche, et ne remarque même pas le moisi, revenu en force, qui recouvre à présent la totalité du mur, et déborde même sur les autres pans. Sous le jet tiède, je m'inspecte : mon problème de peau s'est étendu, lui aussi. Il recouvre mon épaule gauche, ma clavicule, et semble vouloir coloniser ma poitrine. Ça chauffe, mais ça ne fait pas vraiment mal. Je frotte longuement les zones abîmées au savon à l'amande douce, j'y mets toute l'énergie dont je suis capable. J'imagine ce que n'importe qui se dirait à ma place : « Pourquoi elle ne fonce pas aux urgences ? ». Je devrais être en panique, devant l'état déplorable de mon corps, mais je n'arrive à ressentir qu'une vague inquiétude. Je suis épuisée. L'idée même d'appeler le samu, ou qui que ce soit d'autre, c'est au-dessus de mes forces. Je sors de la douche sans me sécher, me traîne vers mon clic-clac encore chaud et m'écroule dessus. Qu'est-ce qui m'arrive bon sang ?! Je ne sais pas combien de temps je reste ainsi, à regarder mon plafond. Mes pensées sont hyper confuses. J'ai faim. Ah !! Ça, c'est une bonne nouvelle, non ? Une sensation normale, enfin ! C'est vrai que Jade m'a fait des courses il y a quelques jours.

Je me traîne jusqu'à ma cuisine, ouvre mon frigo. Je ne l'ai jamais vu aussi rempli depuis mon emménagement. Mon regard parcours les étagères, du fromage, des œufs, des yahourts, des crèmes dessert. Rien de tout cela ne me donne envie. Pourtant, j'ai la dalle ! Je referme le frigo, insatisfaite. Mon regard balaye l'endroit, et s'arrête sur le panier à légumes. Je saisis deux poivrons mous. J'aime pas les poivrons, c'est Jade qui me les a acheté, mais là, tout de suite, j'éprouve l'absurde désir de mordre dedans, comme ça, tout crus. Je les avale en quelques bouchées, le goût est vraiment pas terrible, mais curieusement, j'éprouve du plaisir. Une fois les deux poivrons avalés, je retourne me coucher.

Je suis réveillée en sursaut par mon téléphone. Merde, j'ai complètement oublié de rappeler ma mère ! Je décroche et émet un « bonjour maman » éteint.

« - Ma chérie !! Enfin, tu réponds ! Je commençais à m'inquiéter, ça fait presque une semaine que j'essaye de te joindre ! Tout va bien ?

- Oui, oui, ne t'inquiètes pas. Je suis malade, j'arrête pas de dormir.

- Tu es allée voir un médecin ?

- Oui maman. J'ai juste une grosse bronchite.

- Et tes cours ? Ça se passe bien ?

- Oui oui. »

Pas question de lui avouer que j'ai complètement décroché, moins de deux mois après le début de l'année. Elle ne comprendrait pas, et puis je n'ai pas l'énergie requise pour batailler contre elle à ce sujet.

- Et tes traductions ? Ton parrain m'a dit que tu étais en retard, il a essayé de te joindre aussi. Tu es sûre que tu vas bien, je trouve ta voix un peu enrouée ?

- Écoute, maman, je gère. Je comptais justement finir le mode d'emploi du Super Silence 2500 cet après-midi. T'inquiètes pas. Je t'aime. »

Je raccroche. Tout mon corps me démange. Et en même temps… En même temps, c'est pas désagréable. Le chatouillis est plus diffus qu'au début, plus... intérieur. La sensation devient curieusement voluptueuse. Je regarde mon bras, et ce que je soupçonnais sans oser me l'avouer m'apparaît dans toute son évidence : je moisis.

Mon bras est en train de moisir.

Les petits filaments blancs, non contents d'envahir ma salle de bain, envahissent à présent mon être. Mon bras n'est plus qu'une grosse boursouflure, dont certaines parties s'ornent d'une couche moussue. Je devrais crier, me gratter, appeler des secours, aller à l'hôpital ! Mais je n'en ai aucune envie. Au lieu de ça, je me rallonge, je prends mon ordi et lance Youtube. J'ai juste envie de regarder des trucs, et de penser à rien, comme quand j'étais fiévreuse, enfant. J'ai envie de confort. J'ai envie de dessins animés. J'ai envie de régression.

Je lance un épisode de « Miraculous Ladybug ». Pendant que Marinette et Chat Noir s'agitent à l'écran, je me fustige intérieurement. Qu'est-ce qui m'arrive ?! C'est pas moi, ce fatalisme. Je ne me comprends pas moi-même. La petite voix de la raison m'engueule, me dit de prendre ce téléphone, d'appeler les pompiers, ou le 112, ou Jade, ou ma mère, enfin n'importe qui qui pourrait me venir en aide. Que mes parents viennent me chercher pour m'éloigner de cet appartement qui se dégrade à vue d'œil. Je ne suis pas conne, j'ai bien compris que les moisissures de la pièce d'eau ont un rapport direct avec celles qui me dévorent le bras ! Que je me condamne en restant ici. Que quelque chose de terrible est en train de se passer. Que si je continue à ne rien faire, je vais finir par y laisser plus qu'un peu de peau… Mais j'en suis incapable. Quelque chose de plus fort que moi m'en empêche. Je suis dans une bulle dont les parois sont trop épaisses pour que je puisse m'en échapper ou que quelqu'un puisse m'entendre hurler à l'aide…

Soudain, la nausée. Une nausée immense, totale. Je bondis jusqu'à mon évier, et, prise de spasmes incontrôlables, je me vide. C'est hyper douloureux ! Je vomis mes poivrons, c'est aussi dégueulasse en ressortant qu'en entrant. Je coule de partout, bouche, nez, yeux, je vois plus rien, je chiale, j'éructe, les voisins doivent vraiment se demander ce qui m'arrive ! Ben non, je suis con, on est en pleine journée, ils ne sont sûrement pas chez eux…

Une fois la purge effectuée, une fois l'horrible sensation de crampes abdominales un peu calmée, je me sens mieux. Merde, mon tee-shirt est tâché, il pue. Je l'enlève, et constate avec détachement la desquamation de ma peau qui a à présent atteint mes deux seins et s'étale largement sur mon ventre.

Putain, j'ai faim. J'ai faim, j'ai vraiment très faim !!

J'inspecte à nouveau le frigo, mais toujours rien à l'intérieur ne me motive. J'ai hyper faim, c'est dingue, j'ai jamais eu autant la dalle de toute ma vie !

J'avise la casserole abandonnée sur les plaques. C'est le reste de riz à la cacahuète que Jade m'a préparé l'autre fois, complètement pourri. Ça pue, une horreur, le riz est gluant et la moisissure qui le recouvre est carrément noire. Je me jette dessus et avale tout en trois bouchées. Bordel de bordel, je fais vraiment n'importe quoi, je m'en rends compte hein, mais je ne contrôle plus rien. Une fois la casserole vidée, j'ai encore faim. Très très faim. J'ouvre le vélux, une odeur putride me fait tourner la tête vers la gauche. Il y a un pigeon crevé dans la gouttière, à quelques centimètres de ma fenêtre. Ça pue la mort.

Je m'en empare. Toute une partie du cadavre est grouillant d'asticots blanchâtres. N'importe qui de sensé aurait jeté la dépouille avec dégoût, n'est-ce pas ?

Je mords dedans. Le goût est absolument immonde. Le mélange de la chair putréfiée, des plumes, et les os qui craquent, c'est indescriptible. Je déteste, mais j'adore. Suspendue à mon vélux, je dévore mon pigeon mort comme je l'aurais fait d'un sandwich kebab. Pourvu que personne ne regarde vers ma fenêtre, imaginez : une nana hallucinée, les nichons à l'air, la peau toute dégueu, en train de bouffer un oiseau en décomposition ! Y a de quoi être traumatisé, non ?

 

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Une fois le volatile ingéré, je me détend. La petite voix de la raison dans ma tête est en totale PLS face à ce que je viens de faire, mais curieusement, mon corps semble apaisé. C'est de ça dont il avait besoin, faut croire. J'essuie ma bouche (j'avais un asticot qui se tortillait à la commissure des lèvres) et vais me réinstaller devant mon ordi. J'ai la tentation pendant une seconde de faire des recherches pour essayer de comprendre ce qui m'arrive (dis, Google, qu'est-ce que je dois chercher ? « je deviens un zombie » ? « je bouffe des oiseaux en putréfaction et j'aime ça » ? Est-ce qu'il y a un sujet là-dessus sur Doctissimo?) et puis finalement, je retourne sur Youtube. J'ai jamais eu beaucoup de volonté, c'est un fait. J'ai suçé mon pouce jusqu'à mes douze ans au moins. Entre nous, ça m'arrive encore de le faire, quand personne ne me regarde. J'ai jamais vraiment réussi à arrêter. Je me ronge les ongles, aussi. Heureusement que je ne fume pas, je serais totalement incapable d'arrêter…

Prise d'un besoin subit, je saisis Mona, mon doudou-girafe, et la colle contre moi. Ce geste me fait du bien, il achève d'éloigner l'angoisse qui me vrillait le ventre.

Je clique sur un documentaire d'Arte, sur les fourmis. J'ai toujours adoré les reportages animaliers. Le documentaire n'est pas lancé depuis cinq minutes que mon téléphone se met à sonner.

C'est mon parrain. Je ne réponds pas, et j'éteins mon smartphone.

En fait, le docu ne parle pas vraiment des fourmis, mais d'un champignon, l'Ophiocordyceps, qui se sert des fourmis pour se reproduire. Les fourmis qui ont respiré ses spores se mettent à avoir un comportement absurde. En fait, c'est le champignon qui les contrôle, il les force à grimper tout en haut d'une tige, de préférence dans un lieu de passage d'insectes, et là, la fourmi meurt, tout son corps moisit et le champignon se développe en s'en servant comme réservoir d'énergie ! Quand il est bien développé sur le cadavre de son hôte, il répand ses spores que d'autres fourmis respireront, et le cycle se répète… Le champignon zombifie ses proies. Et le plus terrifiant, c'est que les chercheurs n'ont pas trouvé de traces de cordyceps dans le cerveau des insectes infectés : le contrôle est uniquement nerveux. Les fourmis gardent conscience jusqu'au bout, mais leur corps est sous un contrôle externe.

 

Putain.

 

Putain de putain.

 

Je suis une fourmi.

 

Je comprends tout : ma fatigue, mon fatalisme, mon incapacité à faire quelque chose pour m'extirper de cette situation. Mon attirance pour la nourriture avariée. La tache dans la salle de bain.

Je comprends ce qui m'arrive, et je ne suis pourtant pas capable de faire quoi que ce soit pour casser la volonté du champignon.

Youtube enchaîne sur la vidéo suivante, un vieux sketch du Studio Bagel. Je souris, il est marrant.

Affalée au milieu de mon clic-clac, je réalise soudain que je suis paralysée. Impossible de bouger mes jambes, mon bassin semble pris dans une chape de béton, mes bras étendus sont tout raides, mes jambes, c'est bien simple, je ne les sens plus.

Putain.

Je vais mourir ici. Sur mon clic-clac. Le champignon a dû décider que c'était un bon endroit pour pouvoir s'épanouir.

Et le pire, c'est que… je me sens bien, à présent. J'ai pas peur. Mon corps ne me démange plus. Je suis dans la position optimale. Pas de crampes, j'ai pas faim, pas soif. Je suis bien. Apaisée. Le champignon doit bien avoir un effet neurologique, finalement. Mon corps immobilisé, je peux sonder mon ressenti intérieur sans rien pour le parasiter. Les filaments sont à l'intérieur de moi, je les sens évoluer dans mes veines. Il n'y a pas de doute, le moisi est en train d'envahir le moindre de mes vaisseaux sanguins. Il s'épanouit en moi, mange mes tissus, croît dans mes chairs.

 

Je m'appelle Célestine, j'ai 19 ans, et je suis en train de devenir du compost de mon vivant.

 

 

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« - À la une, à la deux, à la trois ! »

Des coups puissants retentissent contre le battant de la porte. Celle-ci ne met pas longtemps avant de s'ouvrir à la volée sous les assauts de la brigade de sapeur-pompiers de Saint-Denis.

 

Jade, inquiète après plusieurs semaines sans nouvelles de Célestine, aura fini par les alerter. Elle est venue toquer, deux fois. À la troisième, elle a été frappée par l'odeur. Une forte odeur de moisissures. C'est ce qui l'a décidée à contacter les pompiers.

 

En pénétrant dans la pièce, tout le monde se fige. Le spectacle qui s'offre aux yeux de la brigade est surréaliste. Impensable. Tout est suintant, des plaques de mousse verdâtre recouvrent toutes les surfaces, les murs, le sol, les meubles.

Au centre de l'unique pièce, sur ce qui semble être un canapé-lit déplié, trône un amas indistinct, cotonneux, filandreux, passant du blanc au vert-gris, duquel émerge une peluche-girafe. La forme est surmontée d'un énorme champignon au chapeau fièrement dressé. Devant l'amas putride, un ordinateur portable joue une vidéo de Squeezie.

 

L'air est saturé de micro-particules. Les hommes toussent.

Les cinq pompiers de la brigade de Saint-Denis enfilent leur masque à gaz, mais trop tard.

 

Ils ont respiré les spores.

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